mardi 15 juin 2010

LITTORAL-INCENDIES-FORÊTS: Promettre le sang


Jean Alibert LE CHEVALIER GUIROMELAN
photo: Jean-Louis Fernandez


Nous n’appartenons à personne; nous appartenons à notre capacité de mettre en forme la beauté qui nous hante. *

Aller vers l’autre, parfois, c’est comme pénétrer dans une forêt vierge. *

Wajdi Mouawad 

La famille qui ferme les volets sur elle-même devient inhumaine. [ ] La famille peut devenir l’enfermement le plus horrible et la quête généalogique c’est le risque de s’y emprisonner soi-même. *

Jean-Paul Damaggio
Au Carrefour de Wajdi Mouawad
2009

L'infection première est à la détresse ce que l'amour est à la guerre/ désertification de l'esprit qui s'assèche à chaque instant/ et puis quoi ?

Christian Lapointe
Le Souffleur
Les phrases de déreconstruction
2009

***

Extrait de LITTORAL

WILFRID: Je ne pleure pas. C'est la vie qui me brûle les yeux. Regarde-moi, chevalier Guiromelan, regarde-moi; aujourd'hui, plus personne ne m'appellera son fils! Aujourd'hui, il y a une peine en moi que je ne soupçonnais pas. Où j'irai elle ira, où je dormirai elle dormira. Je veux que tu deviennes à jamais invisible pour que je puisse mieux l'affronter. Le rêve que tu es m'aveugle trop de la vie.

Le rideau n’était pas encore tombé qu’il y naissait déjà d’autres mots par rapport à ce onzième Carrefour International de Théâtre de Québec

Second entracte, 19 heures, nous sommes debout à l’extérieur, et nous marchons afin de nous délier les jambes un peu; le temps s'est comme arrêté et il est absolument radieux, un temps de Liban. Le ciel est pratiquement tout dégagé. Nous étions là le 12 juin 2010. Nous étions là en train de créer cet événement: passer 12 heures ensemble, côte à côte, être venus écouter la parole d’un homme…

La trilogie LE SANG DES PROMESSES bouclait formidablement bien la boucle de cette impressionnante saison théâtrale 2009-2010, la mienne en tout cas, une saison que j’ai vécue au milieu de vous, Comédiens, Auteurs, Metteurs en scène, Régisseurs, Administrateurs. Et aujourd'hui, à VOUS, Équipe du Carrefour International de Théâtre, qui savez comment offrir au public de Québec de ces émotions nouvelles et atypiques, je demande de ne jamais craindre d'aller encore plus loin que la limite permise," d’exposer " le travail osé des créateurs d'ici et d'ailleurs, ceux-là qui nous donnent parfois l'impression d'avoir devancé le temps à défaut des sentiments. Ces hommes et ces femmes qui vivent, à peu de mots près, la même époque que leurs Spectateurs.

C’est en entendant quelques réflexions de certains d'entre eux, plus ou moins déçus de certaines pièces justement plus osées, qui m’incite à écrire pour vous encourager à toujours aller de l’avant. Stupéfaction no. 1: parler à l’Une qui voit à peu près tout ce qui se passe ici à Québec en théâtre, lui demander si elle avait vu LIMBES, me faire répondre que non, elle ne croyait pas avoir vue cette pièce, puis me demander: « Est-ce que c’est celle-là où il y avait un poteau et un gars perché dessus ? " Acquiescer sans trop vouloir en rajouter pour ne pas faire monter le petit laid qui commence à frémir. Et Elle, d’ajouter: " Si je me souviens, ça n’avait pas reçu de très bonnes critiques ? " ...Si vous saviez ce que j’en fais des critiques, moi, Madame ! ". Étonnement de ma part: comment fait-on pour ne pas s'être souvenu d'un tel objet semi-non identifié ? Mon idée de certains spectateurs était donc faite: ils vont au théâtre pour voir ce dont ils n'auront pas vraiment peur, voir ce qu'ils connaissent déjà....L’EFFET DE SERGE, ayant eu droit comme critiques de sa part qu'à des commentaires négatifs, je me dis que OUI, il y a des gens pour qui le théâtre ça doit être jamais " trop exigeant ni trop compliqué ". Stupéfaction no. 2: celle de ce voisin de la rangée E, assis à ma droite lors de la Trilogie, qui me demande comme ça: "Avez-vous vu CIELS ? Ce gentil voisin à qui je m'empresse de répondre avec le plus gros des OUI enthousiastes que je connaisse, qui me déconfiture ma mine réjouie avec son gros NON catégorique. J’aurais aprécié poursuivre cette discussion qui "promettait " mais le temps était venu...de se taire...pour entrer enfin dans le LITTORAL…Je me tus et me dis que moi aussi je devrais peut-être enfin tenir ma promesse, celle de parler de ce livre de Jean-Paul Damaggio, que le Train de Nuit m'avait fait parvenir si gentiment cet hiver pour mon anniversaire, et de glisser cette phrase de la page 112:

ET SI LE VERNIS CULTURE N’ÉTAIT RIEN D’AUTRE QU’UN ART D’OUBLIER LA VIE ?

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Extrait du Carnet VIA
(nuit de samedi à dimanche, 13 juin 2010)

LE SANG DES PROMESSES est maintenant et simplement devenu un objet du passé. Quelle merveilleuse journée entrelacée dans les bras lasso de Wajdi Mouawad. Wajdi qui est venu saluer la foule en liesse de la salle Louis-Fréchette du Grand Théâtre de Québec. Une salle bondée à ras bords, une salle respectueuse venue célébrer ce spectacle hors normes, un autre de plus. A. était là, en ma froide compagnie. En fait, n’en déplaise à J., aucune larme n’a inondé le coin de mon petit coq-l’œil, le torrent n’étant probablement pas venu à cause de ce temps sec et chaud que nous avons depuis quelques mois. Mais peut-être une petite brume (sèche), est apparue à un moment donné lorsque les lèvres closes de la bouche édentée de Luce dans FORÊTS se sont ouvertes pour... parler, ou lorsque Nihad, dans INCENDIES pointa son arme d’assaut sur nous; nous, public bien calé dans son fauteuil confortable mais non éjectable. Oui, j'imagine de bien beaux dommages collatéraux...pour mon si petit cerveau...

LITTORAL, que je n’avais malheureusement pas encore vue, est probablement la pièce qui m’a le plus ébleuie …Cette peinture fraîche, étalée le long des corps, comme l'éternelle mouvance de l'Art sur l'Homme. Quelle découverte pour un spectateur qui ne connaissait de l’œuvre de Mouawad que son FORÊTS, son immensément et si percutant FORÊTS.

Tant de beauté. Déchiquetée. Broyée. Ébouillantée.
Tant de vies inoubliables. Tant de morts… viables..
Comment ne pas s’être quelques fois perdu en chemin ?


Tant de mots
Tant de monde


Et les Comédiens, tels de véritable caméléons, qui ont parfaitement illustré l’histoire absolue de ces horreurs d’un passé toujours aussi présent dans les musées éventrés de mon cœur sec. Des musées comme ceux dans lesquels les kamikazes de CIELS sont entrés le soir du 31 mai.

Le bleu de la mer navigateur
Le blanc du sperme géniteur
Le rouge des sangs créateurs


C’est de ce littoral-là que je veux te parler, de ce frère lointain qui attend lui aussi fébrilement que le reste de ses descendants le retrouvent. Dans le drap plissé de la Mort, nos pères et ceux de nos autres demi-frères…L’eau qui asperge le corps moisi, l’eau qui le bénit d’entre tous les poissons…Le souvenir d’une vie faite de routes cahoteuses, de grèves chaudes, d’INCENDIES

L’attelage de nos propres sentiments à celui du corps bandé de l’Homme, son sexe pris entre la peau et la pierre, son sang bouillonnant dans la marmite de la Maternité, le temps d’un viol et/ou d’un accouchement…La dominance des dominés. L’exil de l’expatrié. La mémoire de l’aisance. À défaut de ne pas avoir versé de larmes cette nuit-là, je vois et j’entends celles d’enfants séquestrés dans la forêt Keller, celle d’Edmond le Girafon, celle par où descendra la meute de Loup

FORÊTS, que nous avions vue il doit y avoir quelques quatre ans, qui nous avait jetés en bas de notre siège, qui nous avait emmenés dans le monde Mouawad. Et comme si nous devions nous revoir avant de rentrer à la maison, à nouveau je croisa le visage d’Éric Simard. Ses yeux m’ont paru troublés, fatigués mais comblés, il avait du pleurer…Nous n'avions à ce moment aucun mots pour décrire ce à quoi nous venions d’assister. Comme une seconde naissance. Un appel à la première…Un rappel à la pierre...

Moi qui un jour de sentiments mêlés croyais avoir inventé le mot amouritié, quelle ne fut pas ma surprise de l’entendre prononcer dans LITTORAL, alors que le père de Wilfrid fait ses aveux à Jeanne, future mère de Wilfrid, morte en lui donnant la vie. Amouritié, un mot qui a et aura toujours sa place dans mon humble vocabulaire.

Ne plus être capable d’écrire après ÇA. Ne plus aller au théâtre. Prendre un gros break. Et rire un peu plus...Mais, parce qu'il faut toujours un mais...recevoir une faust invitation inattendue de la part de Hanna Abd El Nour, du théâtre de l'URD, pour assister " en personne "à une performance théâtrale sur la rue des Commissaires...Une autre belle sortie audacieuse en perspective... sous d'autres cieux...

***

Pendant qu' INCENDIES tournait sur scène, des images du CIELS me sont descendues dans la tête, qui n'était pas encore tout à fait pleine. Nommez-moi quelqu’un ici, dans l’Assistance, qui n’ait jamais pensé qu’un tel carnage finira par arriver un de ces jours de grande canicule crépusculaire ? Faire sauter huit kamikazes en même temps dans huit des plus grands musées de grandes villes ? Le 8, celui-là qui est inversé, c'est pas le symbole de l’Infini ? Et si ces musées c’était nous ? Ces musées que l'on fait exploser à coups de pinceaux sur nos corps en morceaux...Ces musées remplis à ras bords de NOS histoires de famille...ces toiles et tissus(déchirés), ces sculptures et bijoux (astiqués), beaux objets qui dorment près de nos sépultures, mais qui sont-ils sinon nous, ou cette part de nous-mêmes qui s'en empare et s'en pare ? Cet éclat du réel dans le virtuel, cet os planté dans la tête d'une femme morte...ces armes blanches qui dépècent des corps d'enfants choisis au hasard...ces œuvres de chair à canons aspergées par le chimique de nos eaux bues, ces œuvres théâtrales qui ne craindront pas les contagions, ces rêves qui ne résisteront plus aux cauchemars prochains de notre extinction...

MAIS LE THÉÂTRE N’ENTRE PAS DANS AUCUN MUSÉE, ON NE PEUT S’EN SAISIR COMME UNE PROPRIÉTÉ, CAR COMME L’AGRICULTURE, IL EST CONDITIONNÉ PAR LA VIE ET NON PAR LA MACHINE. 

J.P. Damaggio




Mon coup de cœur va droit à JEAN ALIBERT, pour son interprétation tout en finesse du Chevalier Guiromelan dans LITTORAL ainsi que pour son seul et unique Edmond le Girafon dans FORÊTS. C'était là l'un des plus beaux moments de ce Carrefour International, un pur ravissement pour mon oreille droite, la gauche étant pratiquement devenue sourde, le temps d'une explosion de cire dans son tympan...

WAJDI N’A QU’UN SOUCI: RENCONTRER LE PUBLIC ET POUR ÇA, S’IL LE FALLAIT, IL UTILISERAIT LA PIROGUE POUR PÉNÉTRER PAR LES VOIES IMPOSSIBLES CONDUISANT AU PLUS PRÈS DES VIVANTS !



Se nourrir ensuite des applaudissements authentiques, de l'amour du public, voilà le secret de l’origine de son succès. Il ne cherche jamais à être grand par la grandeur de ceux qui le regardent, et ce simple fait saute aux yeux de Spectateur comme un ballon au milieu de la figure.

Jean-Paul Damaggio
(p.78)

***

STANISLAS NORDEY PARLANT DE WAJDI



WAJDI MOUAWAD SUR LE SANG DES PROMESSES




ET +




 
« CRÉER C’EST CRIER »
............................

Merci encore une fois à Marie Gignac et à sa dynamique équipe de nous avoir procuré de ces instants inoubliables. Merci également à l'équipe dévouée et chaleureuse des bénévoles sans qui nous n'aurions pu bénéficier de leurs sourires attentionnés. Le prochain Carrefour sera présenté du 25 mai au 11 juin 2011, ce n'est donc que partie remise. CIAO ! Et peut-être que Jean-Michel Girouard sera sur scène ce coup-là, lui avec qui nous avons encore une fois croisé le faire...et le dire !



2 commentaires:

  1. Quels coups de théâtre sous forme de bilan de la saison tu nous donnes à lire! Tu as
    « changé de camp », disais-tu. Or, tu fais de beaux feux pour fins de mémoire alors que les arts de la scène sont habités de part en part dans leur âme et conscience par l'instant présent. Tout pourrait fuir, s'effondrer, coincer les esprits, faire perdre le temps, et pourtant il existe des œuvres qui marchent jusqu'à nous, Spectateurs privilégiés, contentés, transformés. Les comédiens & techniciens, habilleurs, souffleurs, éclairagistes, les projeteurs magnifiques et les sonneurs d'émotion, tous dans la troupe font parfois ACTE de présence et d'amour incommensurable. Je signalerai à Damaggio ton beau texte. Revivre les applaudissements dans la cour d'honneur du Palais des papes en Avignon, ce triomphe de la Trilogie de Mouawad, cette traversée émouvante du théâtre québécois jusque sous le bleu matinal du ciel de la Provence, c'est pur moment d'éternité. Et l'embardée dans les histoires et les miroirs se poursuit. J'ai vu hier soir Le dragon bleu de Lepage au TNM. En un mot : poésie calligraphiée d'une rare beauté un peu triste. Je ne t'en veux pas pour les larmes. Tes mots coulent de source. (Je ne me relis pas).

    Code : craquement.

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  2. Merci pour ce beautifoule commentaire. Je suis toute enmouawadée ! ...jusqu'au sang. ;-)
    À elles seules, les 7 pièces de ce dernier Carrefour auront contribué à améliorer davantage mon " endurance " des fauteuils...;-) 12 heures pour LE SANG DES PROMESSES, 6 pour les Tragédies romaines, 2 ½ pour CIELS, sans oublier les 9 de Lipsynch en mars dernier ! Y'a de quoi se faire de la corne !
    L'été devrait être un peu plus tranquille, quoique y'aura Inès Pérée et Inat tendu (chez Méduse) et la performance théâtrale dont je te parlais avant-hier. Y'a aussi le festival de Fusion théâtre Neuf, des troupes d'amateurs (présenté chez Méduse)et les théâtres de la saison chaude, LE LAC LANGLOIS me tenterait peut-être, pour aller faire une saucette avec...Christian Michaud ! ;-)

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